Pour une fois, Norbert va laisser reposer le costume du Neuneu de service et tenter de prendre un peu de hauteur pour ne pas nuire à la réflexion ambiante. Quelques jours ont passé depuis le « cocktail de Charlie » et ses « charia de feu », et l’heure semble propice à quelques mises au point… et un peu de perspective.
« Il n’y a pas de liberté sans liberté de la presse ». La pub de Reporters Sans Frontières vient de passer sur l’écran juste après l’intervention de Nicolas Demorand dans la matinale de Canal. Il venait de justifier le soutien quasi immédiat de la rédaction de Libération à celle de Charlie Hebdo, partie en fumée dans la nuit de mardi dernier. Si le slogan de RSF est juste, les choses paraissent néanmoins beaucoup plus complexes derrière cet écran… de fumée.
L’unanimité du soutien à Charlie Hebdo en a étonné plus d’un, aussi bien dans la sphère médiatique que dans la société civile. Réaction citoyenne envers des journalistes privés de leur outil de travail. Assurément. Réaction corporatiste (de Libération au Figaro!) envers des confrères à qui d’aucun reprochent leur exercice de la satire. Peut-être. Réaction éminemment laïque dans un pays attaché à sa liberté de penser et de faire partager cette pensée (parfois à l’excès) à ceux qui veulent bien la lire, l’écouter ou la partager. C’est une certitude… et c’est légitime. Sauf que certains parangon de vertu se sont permis d’ériger en dogme une ligne de défense faisant référence, notamment, à un « droit au blasphème ».
Caroline Fourest, dans sa volonté de réagir vite, nous dit dans Le Monde avec plein d’allant et de fougue (Chronique Sans Détours, 4/11/2011) que les inquisiteurs sont de retour.
- « Il suffit d’agiter le chiffon rouge de la « religion attaquée » pour que des troupes de petits soldats spontanés foncent dans le tas comme des buffles sur Internet », elle s’élève contre les « zélotes, [qui] n’ont aucun respect pour la liberté de penser et de créer, [et qui] n’ont aucun humour. Analphabètes de la dérision, littéralistes du dessin, ils sont incapables de faire la différence entre la critique des identités (être musulman ou catholique) et celle des idées (la religion ou ses abus). » Elle ajoute que « Dessiner le prophète de l’islam demande plus de courage et de patience » et que les pourfendeurs de l’hebdomadaire satirique « feignent d’oublier que Charlie Hebdo vise les intégristes, particulièrement puissants et agressifs à l’échelle du monde. »
Ce qu’elle oublie cependant de préciser, c’est que personne ne sait encore aujourd’hui qui est l’auteur de cet acte incendiaire, ni les autorités judiciaires, ni les journalistes de Charlie Hebdo eux-mêmes. Elle oublie également de spécifier que le courage de dessiner le prophète de l’islam est limité par le fait que l’acte a lieu dans un pays démocratique où cela est autorisé par la loi. Ou enfin que, si ce sont bien les intégristes qui sont visés, il faudrait peut-être les représenter et se moquer d’eux et non du prophète en question, dont les extrémistes de tout bord interprètent les préceptes depuis 14 siècles. Cela éviterait dans le même temps de stigmatiser à nouveau une minorité hexagonale déjà très mal en point depuis un certain 11 septembre. Nul courage ici.
Mais alors, et le « droit au blasphème » s’écrient en chœur tous les défenseurs de la liberté d’expression. Catherine Kintzler, elle, éclaire le débat (c’est ici) en s’appuyant sur un communiqué de presse diffusé par l’Observatoire chrétien de la laïcité (4/11/2011), qui
- « rappelle opportunément ces principes : il n’y a pas de « droit au blasphème » tout simplement parce que le blasphème n’est pas un délit et qu’il ne peut être interdit. » Elle rajoute « qu’il vaudrait mieux abandonner cette expression et laisser ce vocabulaire aux religions et à leurs adeptes : eux seuls seraient habilités à revendiquer comme croyants un « droit au blasphème ». Il serait en outre dangereux d’accréditer l’idée selon laquelle la liberté d’expression se définirait par des occurrences explicites. Le principe de la liberté est qu’elle ne se définit juridiquement que par ses limites. »
Pour simplifier, et profiter de l’occasion pour citer grand-mère Neuneu, « ta liberté s’arrête là où la mienne commence » s’amusait-elle à répéter pour justifier d’empêcher mon grand oncle de s’allumer un clope durant nos repas de famille afin de ne pas souffrir de « la fumée qui tue ».
On pourrait également écrire que la lutte pour la liberté est sélective dans la sphère médiatique. C’est ce que suggère Mathias Reymond sur le site d’Acrimed (L’observatoire des médias, Action-CRItique-MEDia, « Un cocktail Molotov dans la nuit« ), en faisant le parallèle entre le quasi silence médiatique qui a entouré l’incendie, le 24 octobre dernier, rue des Pyrénées, d’un squat abritant des familles ROM et le plébiscite qui a suivi celui des locaux de Charlie Hebdo le 1er novembre. Les ROM, eux, y ont déploré un mort, et aucune des familles ne s’est vue proposer le gite provisoire dans les locaux de Libération.
Dernier éclairage, repéré à nouveau dans Le Monde. Celui d’un intellectuel israélien qui a obtenu de la justice de son pays que ses papiers d’identité et son état civil ne fassent plus mention de sa religion.
- « Pour moi, c’était une question de principe, je voulais vivre dans un pays où la religion est un choix. Or elle est un dogme. Et on ne peut accepter qu’une démocratie soit gouvernée par un dogme, sinon cela mène à l’Iran ou à l’Arabie saoudite. »
Une analogie qui s’applique aussi bien aux inquisiteurs qu’aux pseudo défenseurs de la liberté et de la démocratie. L’auteur de ces mots? Yoram Kaniuk, « israélien récompensé de moult prix littéraires, auteur de plus de vingt-cinq ouvrages traduits dans une quinzaine de langues, qui a fait de l’identité juive la trame de son œuvre et qui, d’ancien combattant de la guerre de 1948, est devenu un militant pour la paix entre Juifs et Palestiniens », nous dit Laurent Zecchini dans Le Monde du 5 novembre (à lire, absolument).
L’Histoire (celle avec un H majuscule) nous a appris que les dogmes, notamment quant ils sont transformés en idéologies, nuisent gravement à la santé. Pour les combattre, il convient d’utiliser les ressorts de la pensée. Mais quand elle se transforme en pensée unique, la menace redevient alors dogmatique. Et c’est reparti pour un tour…